Cela fait maintenant dix jours que nous sommes arrivés à Mayotte. Nous avons retrouvé Javerne, rencontré Erebus et les membres de l'ACHM. Côté météo, j'étudie les conditions locales. On est en pleine période de bascule, il y a encore régulièrement des averses orageuses et quelques coups de vent de 20 à 30 noeuds. Juste ce qu'il faut pour tester le corps mort auquel nous sommes amarrés. J'ai plongé dessus une fois en apnée. Ca a l'air solide et en bon état (comme Jef me l'avait promis). Il y a énormément de chaine sous l'eau mais le coffre en lui même est invisible, complétement enfoui sous la vase. Au moins, il ne bougera pas !

Pour l'instant, l'esprit n'est vraiment pas à trouver du travail ou se sédentariser; bref, à rentrer dans les clous comme on dit. Après huit mois de vagabondage, la transition ne peut se faire brutalement. Et puis ce lagon est immense, les fonds que l'on a pu observer sont splendides, l'île et les îlots forment un paysage superbe, les couleurs de l'eau font rêver...

Ce week-end en regardant la météo, une évidence s'impose à moi : nous devons absolument faire le tour de l'île. Tant qu'on a l'envie, tant qu'on a le temps et toutes nos facultés d'émerveillement. Mayotte est toute neuve à nos yeux , c'est avec ce regard que je veux la voir sous tous ses angles.

Lulu me rappelle bien vite à l'ordre : “ Tu comptes partir alors qu'on a démonté la porte du placard ? Faudrait peut être songer à la remonter avant !” Mais pas de chance, elle n'est pas réparable et encore moins remontable. Qu'à cela ne tienne, il me reste un peu de contreplaqué marine assez épais pour en fabriquer une autre. J'en profite pour l'équiper d'un verrou inox, je lui donne un nouveau design, plus adapté à sa fonction... En une journée, elle est fabriquée et posée. Avant qu'elle ne s'ouvre en nav' ou se fasse défoncer par notre stock de conserves, Taoumé pourra faire 10 fois le tour du monde par les mers du sud s'il le souhaite. “C'est bon ? On peut se remettre à penser à des choses sérieuses ?” 


Ce dernier mois, nous avons parcouru en bateau toute la moitié sud de la côte Tanzanienne, nous avons traversé le canal du Mozambique de Lindi à Mayotte et pourtant, je suis tout excité à l'idée de faire le tour de cette toute petite ïle. On dirait un gamin qui attend impatiemment le départ en vacances. On pourrait penser en me voyant que c'est ma navigation de l'année ; LA chose que je projette depuis des semaines, des mois. Ca fait bien rire Michel d'ailleurs : “Et ben c'est bien, vas-y, profite !” me dit-il avec son inimitable accent suisse, la veille de notre départ.

Allez, c'est parti ! On range les trois trucs qui trainent sur le pont, idem dans le carré et la cuisine, on largue les amarres et on y va, comme si on faisait ça tous les jours ou presque depuis des mois. A peine la route des barges et la cardinale dépassées, nous hissons les voiles.


Naviguer dans le lagon (dans tous les lagons ? Je ne sais pas, c'est mon premier) présente quelques particularités auxquelles on tente de s'acclimater. Enorme point positif, on peut naviguer sous voiles seules même par tout petit temps. En effet, à l'abris de la grande barrière de corail, les eaux sont calmes, le bateau bouge peu et du coup les voiles restent gonflées même avec moins de 10 noeuds de vent. Mes propos sont à nuancer à marée haute notamment où la houle du large arrive à rentrer (d'autant plus si l'on se trouve face à une passe). On n'avance alors peut-être pas bien vite, mais on avance. De plus, on n'a pas vraiment d'impératifs de vitesse : bien souvent, les distances à effectuer sont faibles et on a largement le temps d'arriver à destination. Au pire, on démarre le moteur en fin de journée pour éviter d'aller prendre un mouillage inconnu de nuit.

Ce qui peut poser des difficultés côté vent vient de la saison. On est en effet dans une période de transition entre été (vent dominants de nord-ouest) et hiver (vents dominants de sud-est). Du coup, en cette fin de mois de mars, ils tournent sans cesse et varient en intensité en fonction des averses et des orages... On passe notre temps à modifier les réglages des voiles, à les hisser, les affaler, les enrouler, les réduire...

Les points à considérer sérieusement sur ce plan d'eau sont les courants et les patates de corail. Les courants tout d'abord : il peut y en avoir à peu près n'importe où, n'importe quand, parfois très forts... En lisant les cartes et la marée, on peut essayer de les anticiper mais ça reste un peu un jeu de loterie.

Côté patates de corail, là, c'est vraiment la roulette russe. Il y en a tellement ; beaucoup ne sont pas recensées sur les cartes (pourtant régulièrement mises à jour). Même sur des fonds à priori sûrs, on n'est à l'abri de rien. Certains édifices coralliens dont la base se trouve à trente mètres de fond affleurent la surface à marée basse. Un bateau ami que je n'oserai nommer ici s'est écrasé sur une patate à cinq noeuds de vitesse. Ils n'ont pu se dégager que quelques heures plus tard à marée haute. Heureusement pour eux, pas de casse. Mais la carte n'indiquait aucun danger à plusieurs centaines de mètres à la ronde et le sondeur ne leur a montré l'obstacle qu'une fois posé dessus. Ces tours ne font souvent que trois à cinq mètres de diamètre et leurs parois sont verticales. Pour l'instant, nous concernant, on n'a à déplorer qu'une petite dizaine de sueurs froides en regardant les chiffres affichés sur notre sondeur. A mon avis, il y a deux styles de marins ici : ceux qui se sont mangés du corail et ceux pour qui ça ne va pas tarder.

Autre problème posé par ces monuments naturels : les prises de mouillage. L'ancre peut s'y accrocher, la chaine s'enrouler autour... Et va relever ton mouillage après ça ! Surtout qu'on est obligé de mouiller profond car les fonds aux abords des terres remontent de manière vertigineuse. Les trois mètres de marnage à prendre en compte nous obligent généralement à jeter l'ancre à plus de quinze mètres sous la surface. On préférera globalement s'accrocher aux bouées mises en place par le parc marin.


J'avais prévu une petite pause en face de l'îlot Bandrélé pour midi. On avance toutes voiles dehors à trois noeuds. On s'éloigne tranquillement de Petite Terre, on dépasse les îlots Hajangoua tout en maintenant le bateau dans le chenal régulièrement sondé et réputé vierge de toute mauvaise surprise. Le paysage défile très lentement et on ne s'en lasse pas. On ne le dira jamais assez : que c'est beau ! Que c'est calme ! Qu'est-ce qu'on aime ça !

Pris dans mes rêveries et ma contemplation, un souffle puissant sur ma droite me fait sursauter. Ce son familier me fait sourire et immédiatement je déclenche l'alerte générale : “dauphins à tribord !”. En un rien de temps, trois mâles sont devant nous, rasant le bateau, jouant entre eux. En retrait, suivent une femelle et son petit. Arrivés à notre hauteur, ils se calent à la même vitesse que nous et semblent immobiles. Bébé a une petite faim, il prend le sein. Tout l'équipage est à l'avant du bateau qui avance mollement, comme un grand, vers notre destination. Les dauphins sont tout contre l'étrave. En tendant les bras, on pourrait les toucher. On peut en tout cas parfaitement repérer leurs signes distinctifs. Le petit, maintenant rassasié, vient s'amuser dans notre vague, s'écarte et saute une fois, deux fois, dix fois ! Il est tout fou, Tao aussi.


La bouée que l'on vise se rapproche, Taoumé ralentit de lui-même sous le vent de l'ilôt et les dauphins, semblant savoir mieux que nous où nous allons, nous escortent étroitement...très étroitement. Nous avançons maintenant à moins de deux noeuds, la trajectoire est idéale, je brieffe mon second : “on va prendre la bouée à la voile, pas question d'allumer les moteurs , je ne veux pas déranger les dauphins. Je vais m'occuper de l'approche, je te laisserai la barre pour le final. Tu te mettras face au vent contre la bouée, au dernier moment. Dès qu'on est amarrés, tu te mets aux écoutes. J'enroulerai le génois en vitesse depuis l'avant.”

Mes aussières sont parées, la gaffe est à portée de main, c'est parti ! La manoeuvre est précise, exécutée dans le calme, chacun est concentré sur sa tâche, aucun accroc, je suis fier de nous ! Le génois enroulé, on affale rapidement la GV et l'artimon. Les dauphins se sont éloignés vers le tombant entourant l'ilôt au moment même où nous effectuions la prise de mouillage. Merci pour la compagnie les gars.

Je me prépare tranquillement. Je n'ai pas le moindre espoir de revoir nos nouveaux amis sous l'eau mais une petite exploration des fonds s'impose avant le déjeuner. Et pourtant... Je remonte vers la proue du bateau pour jeter un rapide coup d'oeil à la bouée et à la ligne de mouillage. Ca fait sept ou huit mètres que je nage quand soudain trois énormes masses grises se postent devant moi. La femelle et le delphineau restent légèrement à l'écart puis finissent par s'éloigner. Je remarque que mes compagnons de palanquée sont particulièrement attentifs à ce que je fais lorsque je suis immergé. Ils se rapprochent et m'accompagnent à chaque remontée ou presque. En revanche, lorsque je nage en surface, ils semblent se lasser très vite et en un rien de temps, je les perd de vue. Ils préfèrent alors tenir compagnie aux quelques kayakistes et snorkelers qui évoluent à proximité de la plage. Cependant, je les vois presque systématiquement réapparaitre après quelques secondes d'apnée.

Plus l'heure avance, plus je prolonge les immersions et plus je descends bas, comme à chaque séance d'exploration en apnée. Les dauphins quant à eux nagent de plus en plus près de moi, m'accompagnent dans mon espace intime. Je ne le fais pas, mais je n'aurai aucun mal à les toucher, sans même avoir à tendre les bras. Ils s'adaptent à ma vitesse et à ma trajectoire tout en nageant au plus près. Impressionnant. Lorsque je crève la surface, ils m'entourent tous les trois. Depuis le bateau, Lulu hallucine de me voir émerger à moins de cinquante centimètres de leurs ailerons.

Nous respirons à l'unisson, ils s'éloignent, je ne les vois plus. J'avance un peu et sonde à l'aplomb de la patate suivante. Les voilà de nouveau dans mon champ de vision. Je fais le tour de cet oasis de vie sous-marine, amorce ma remontée, ils s'approchent, se collent à moi.

Cette fois, ils restent proches, plongent, passent en dessous de moi et obliquent légèrement à gauche alors que je m'apprête à retourner vers le bateau. Je les suis et aperçois à une douzaine de mètres sous la surface une énorme colonie de coraux. Arrivé juste au dessus, je descends à pic. Les cétacés ne sont plus visibles mais le décor en bas est juste époustouflant. Une minute passe sans que je ne me lasse de tourner autour de cette énorme patate entourée de centaines de poissons de toutes sortes, de toutes les couleurs. Je suis en tête à tête avec deux poissons clowns abrités dans leur anémone lorsque les premières gênes liées à l'hypoxie se font sentir. Je plonge seul et par principe dans ce cas là, je ne force jamais mes apnées. J'entame tranquillement ma remontée, sans détacher mon regard du spectacle qui s'offre à moi depuis le fond.

Un peu tardivement, je relève la tête vers la surface. Les trois cétacés tournent serrés autour de mon point d'émersion et je crève le miroir entouré comme jamais. A deux mètres de là, deux jeunes femmes en kayak me regardent avec de grands yeux. Heureusement que mes anges gardiens étaient là pour assurer ma sécurité en surface, sans cela je me serai assommé contre leur embarcation ou me serai pris un grand coup de pagaie.

Et oui, les dauphins ont empêché la collision. Comment savoir s'ils l'ont fait volontairement ? La formation qu'ils ont adopté à ce moment-là et la précision avec laquelle ils se positionnent laissent penser qu'il ne s'agissait pas d'un hasard. Après tout, on parle d'une espèce au processus évolutif beaucoup avancé que le notre et ô combien plus adaptée au milieu marin que le plus aquatique des humains.

Ils m'abandonneront à une dizaine de mètres de Taoumé et disparaitront rapidement, a priori désireux de rejoindre la passe de Bandrélé plus à l'est. Lulu m'accueille sur le balcon arrière. Depuis le pont, elle n'a rien loupé de la scène.

J'ai envie de rire, de pleurer, je ne trouve pas les mots pour exprimer ce que je ressens, pour raconter cette rencontre, pour décrire à la fois la force, la douceur et la souplesse de leur nage, ce mélange de mélancolie et de tristesse qui se dégageait de l'un deux, mes inquiétudes en voyant les cicatrices qui zébraient la peau d'un autre, les mille précautions que je prenais pour ne pas les percuter avant de me rendre compte qu'il n'y avait aucun risque et qu'ils me frôlaient par jeu, en gardant parfaitement le contrôle. A leurs côtés je n'étais qu'un petit enfant maladroit aux perceptions limitées sous la garde d'adultes bienveillants.

Je ne m'étais précédemment retrouvé qu'une seule fois à l'eau avec des dauphins, c'était il y douze ans et je n'avais fait que les apercevoir. Deux éclaireurs qui venaient brièvement s'assurer que je ne représentais pas de danger pour le reste du groupe qui évoluait quelques centaines de mètres plus loin. La rencontre m'avait déjà émue à l'époque. Ici, à Bandrélé, je sors de l'eau complètement bouleversé.


Après le repas, nous remettons les voiles en direction de l'îlot Bambo où nous aimerions passer la nuit. On tente le lâcher de bouée sous voiles seules mais le bateau décide de virer côté terre et par sécurité j'appuie la fin de la manoeuvre au moteur. Tout lentement, sur deux bords vent arrière, on atteint notre destination en deuxième partie d'après-midi.

Un hors-bord nous double à toute vitesse et nous le maudissons en le voyant prendre la bouée que nous voulions. Mais l'amertume est de courte durée car en s'approchant, nous nous apercevons qu'il s'agit d'un mouillage pour les bateaux de moins de cinq tonnes. Nous nous tournons donc vers une petite anse, juste en face, sur Grande Terre, où trois voiliers et quelques pirogues stationnent déjà.

Le coin est un peu exposé à marée haute mais ce n'est pas violent. Côté fonds, nous devons jeter l'ancre à dix-sept mètres sans quoi on s'échouerait à marée basse si les vents tournaient à l'est (ce qu'ils devaient faire en milieu de nuit). Autour, de nous, mis à part quelques habitations, une petite plage et la route qui passe derrière, tout n'est que jungle et rochers. Une vache meugle au loin, un peu de musique se fait entendre, c'est tout. Cette nuit là, les orages resteront très loin du côté de Mada, nous autorisant un repos bienvenu avant d'entamer notre deuxième journée autour de Mayotte.


Réveil dans le calme matinal le plus complet. On essaie de ne pas trainer car depuis notre départ, les prévisions météo se sont dégradées. Il faudrait vraiment que l'on rejoigne Bouéni dès ce soir (soit avec 24 heures d'avance sur le programme initial) mais nous ne pouvons nous résigner à passer à côté de Ngouja sans nous y arrêter.

Cette plage proche de Kani Keli au sud de l'île, est considérée comme incontournable à la fois pour ses makis (lémuriens qui vivent par dizaines ici) et ses tortues vertes (toutes aussi nombreuses, sur l'herbier qui recouvre les fonds depuis le bord de l'eau jusqu'au tombant). Cet endroit m'avait fait grande impression lorsque j'étais venu en vacances en 2014.

Nous étions prévenus mais il est vrai que la bouée blanche, pourtant prévue pour des bateaux de onze tonnes est très très proche du plateau corallien. Après une matinée de voile moins une heure de moteur (bien qu'on puisse faire de la voile ici avec très peu de vent, quand il n'y en a plus du tout, on n'a pas le choix), je trouve un peu cavalier d'y attacher mon destrier.

Nous nous y accrochons tout de même et je plonge pour sonder les alentours immédiats. Entre le haut du tombant et la surface, il y a 1,80 mètres. La marée est encore censée monter pendant 3 heures. Donc même si Taoumé se retrouve au dessus du récif, d'ici 1 heure, j'ai la quasi certitude qu'il ne touchera pas. Et pour l'instant, il est tourné dans le bon sens.


Puisqu'on parle du récif de Ngouja... Quel récif ! Pour ceux qui ont vu “Le Monde de Némo”, le panorama est facile à se représenter : c'est la première image du dessin animé, celle de la falaise où les parents de Némo ont choisi d'élire domicile. La même chose, avec les mêmes couleurs, les mêmes habitants mais moins profond, pour que tout le monde puisse y accéder.

Je passerai bien une heure ou deux à l'eau mais il est midi passé ; alors si on veut manger au resto et repartir à temps pour être à Bouéni le soir même, il faut s'activer. Et depuis mon expérience d'hier, Lulu est catégorique : aujourd'hui, c'est elle qui plonge ! Mais ça attendra la fin du repas.

Nous nous dirigeons en dinghy vers la plage. Il y a un peu de ressac, ça nous rappelle les Seychelles, il y a longtemps, dans une autre vie... Ben oui, on n'a plus l'habitude de beacher avec des vague(lette)s ! Même si on est un peu rouillés, les conditions restent parfaitement maniables, on s'en sort sans problème.

A peine l'annexe est -elle remontée de quelques mètres sur la plage, face au restaurant, que des branches bougent sur notre droite. Un petit maki descend du cocotier, suivi par un autre, encore un autre, puis un plus gros. Ils sont une dizaine à quémander des sucreries à un groupe de baigneurs allongés là.

Lorsqu'ils nous voient approcher avec Tao, ces derniers lui donnent un gobelet contenant un fond de sirop. “Tiens, ça va les attirer”. Effectivement, toute la troupe de primates se masse autour de nous. Tao me confie très vite le récipient. Comme pour les autres animaux, il les adore mais pas de trop près. Aussitôt, l'un d'eux essaie de mettre sa tête dans le verre, un autre me grimpe sur les épaules pour l'attraper plus facilement. Ils ont le contact facile ces petits singes. Et toujours très doux.

Ok, je sais, ce n'est pas bien de nourrir les animaux sauvages et de les appâter pour les toucher. Le fait que tout le monde le fasse n'est pas une excuse. Des panneaux d'information au restaurant le rappellent très bien... Restaurant où les lémuriens entrent comme ils veulent et viennent voler toute la nourriture qu'ils peuvent aux clients distraits et amusés ! Arrive alors en courant un serveur armé d'un pistolet à eau qu'il n'aura pas l'occasion d'utiliser puisque le maki malin ayant commis son larcin se sera enfuit en le voyant venir.

“Papa, le singe il a fait caca sous la table ! Ha!Ha!Ha !”

Le resto est un peu cher mais on y mange très bien. Nous sommes idéalement placés sur la terrasse pour surveiller notre bateau et son annexe. Annexe que Lulu m'aidera à remettre à l'eau avant de chausser les palmes et de rentrer au bateau à la nage. Sans surprise, sa plongée est magique : raie léopard, tortues accompagnées de rémoras ; tous les petits poissons de récif de la création sont au rendez-vous. Elle n'est pas pressée de sortir de l'eau, d'autant plus qu'elle a emprunté mes palmes de chasse et que c'est une révélation pour elle.

Je la laisse nager et plonger tout son saoul bien sûr, mais à la seconde où elle pose les pieds sur le bateau, plus une minute à perdre. Je nous prépare à appareiller pendant qu'elle finit de se sécher et c'est reparti.


Les averses que l'on évitait quasi miraculeusement depuis le début de la matinée décident de se liguer contre nous à l'entrée de la grande Baie de Bouéni. Mais sur Taoumé, on aime ça entrer dans des baies inconnues, sous la pluie, sans la moindre visibilité, uniquement aux instruments !

“On se la joue comme à Lindi ?

-Théoriquement, on n'a pas à craindre les pêcheurs et leurs filets cette fois ! Hahaha !! (rire sincère de Lulu)

-Tu veux pas descendre avec Tao ? Ca ne sert à rien qu'on se fasse rincer tous les deux.

-Chochotte, avec la casquette on ne se prend presque rien.

-Tu rigoles ? Ca rentre par les côtés !

-T'avais qu'à dessiner des taus qui ferment complètement le cockpit, je te l'avais dis que ça me semblait bizarre avant de les coudre.

-Ouais mais ça posait d'autres problèmes...”

Et s'en suit la même conversation que d'habitude sur l'aspect génial de cette casquette, ce bijou de technologie critiqué par nombre de plaisanciers à La Réunion, par tous ces mecs qui parlent beaucoup mais qu'on voit peu sur l'eau, encore moins à bouffer des miles au milieu de l'océan avec leur petite famille ! On adore se refaire cette discussion Lulu et moi lorsque l'on est confortablement installés dans le cockpit et que le ciel s'acharne à vouloir nous tomber sur la tête.

Comme à Lindi, je ralenti le bateau, pour ne pas avoir à manoeuvrer au milieu du grain. Comme à Lindi, le ciel se dégage à l'approche du mouillage. Une situation que nous qualifiions de stressante il y a moins d'un mois provoque aujourd'hui un vague sourire sur nos lèvres. Nous sommes concentrés, conscients des dangers potentiels mais sachant ce qu'il y a à faire, nous nous y attelons, détendus. Nous n' avons qu' une toute petite expérience sur l'eau, mais elle nous sert déjà.


Après quelques ronds dans la zone de mouillage, nous jetons l'ancre face au club des plaisanciers de Boueni peu avant la tombée du jour. C'est beaucoup plus sommaire que ce que l'on connait à Dzaoudzi et beaucoup moins animé mais c'est tout de même très sympa. L'agent d'accueil et canotier du club nous accueille très aimablement.

Nous espérions voir Laurent qui vit ici sur son bateau. Nous l'avions rencontré aux Seychelles. Pas de chance, ce soir, il n'est pas là. Enfin, le voilier est là, mais pas le capitaine. Tant pis.

Après un petit apéro à terre, nous arpentons le ponton flottant jusqu'à notre annexe et retournons sur Taoumé nous doucher, manger, dormir. Bref, nous retrouvons notre vie habituelle de petits marins en vadrouille. Qu'est-ce que j'aime ça. Pourtant, nous ne nous attarderons pas sur ce tour de l'île.

Vers 5h30 du matin le vent se lève, il tourne, il forcit. Voilà pourquoi je voulais passer la nuit dans la baie la mieux protégée de l'île. Là encore, nous n'en sommes plus à notre coup d'essai. Bien sûr, nous ne sommes pas spécialement enjoués par ce réveil brutal et l'on sait très bien que ça peut mal tourner, on l'a déjà vécu. Mais on sait maintenant ce qu'on a à faire et on le fait, des automatismes commencent à être intégrés. Mise en fonction de l'électronique, surveillance (tant visuelle qu'aux instruments), parés à démarrer le moteur et à remonter le mouillage en catastrophe si les circonstances l'exigent... Mais non, tout ce passe bien. Le vent ne dépasse pas les 25 noeuds et dans la baie, la mer ne peut se former vraiment.

A 6h45, je retrourne me coucher, contrairement au skipper du catamaran de charter qui était arrivé à côté de nous en début de nuit et qui à levé l'ancre dès l'orage passé. On devait être drôles tous les deux, chacun aux commandes dans notre cockpit, bateau à l'arrêt, au lever du soleil. Mais alors qu'il repart directement promener ses touristes, moi je m'octroie une petite sieste. A 8h15, le capitaine du Taoumé daigne enfin apparaitre dans le carré pour se faire servir le petit déjeuner.


En arrivant à Boueni, nous avions déjà effectué la moitié de notre parcours. Pour la seconde partie, je n'avais pas réussi à glaner des tonnes d'informations. De plus, la météo en cette troisième matinée de croisière n'était guère propice à la dilettante. A présent sous le vent de Grande Terre, nous manquons de carburant pour les voiles... Jusqu'à l'arrivée des averses orageuses. Le vent généré n'était pas violent, loin de là, mais tournait sans cesse et très rapidement, tombant d'un coup, réapparaissant soudainement de l'autre côté. Tout le contraire de l'alizée de sud modéré et sec annoncé quelques jours plus tôt, très difficile à exploiter et fatiguant pour celui qui manoeuvre.

J'avais pointé quelques zones de mouillage potentielles mais force est de constater que pour cette partie du lagon les cartes sont plutôt mal renseignées et que les rares bouées blanches (celles adaptées au gabarit de Taoumé) qui jalonnent le coin sont très mal abritées.

Face à ces masses d'air instables, je trouvais un peu risqué de jeter l'ancre dans une des petites anses qu'offre la côte et dont je ne connaissais pas la nature des fonds. On se retrouverait fatalement exposé, avec une longueur de chaine très limitée et insuffisante en eaux profondes.

Un coup au moteur, un coup à la voile, à toutes les allures, sur les deux amures, tentant d'aller chercher le vent à l'écart de Grande Terre ou au contraire essayant de profiter d'un hypothétique effet venturi, nous sillonnons le lagon. Vers midi, après quelques hésitations, nous nous décidons à rejoindre Dzaoudzi. Des orages sont encore annoncés pour la nuit prochaine, le ciel laisse peu de doutes à ce sujet et en plus ils passent un film au Yacht Club ce soir. Sans se presser mais sans s'arrêter, nous pouvons atteindre notre destination avant le coucher du soleil.

Outre les réglages incessants de la matinée, nous aurons été confrontés à un fort courant de face au passage de l'étroit chenal entre les îlots Choisil et l'île principale. Je me suis beaucoup amusé de voir Taoumé passer de 4.5 à 1.5 noeuds de vitesse en l'espace de 10 mn. Puis j'ai mis le moteur.

Nous sommes rentrées dans plusieurs baies dont je voulais étudier la topographie mais c'est en longeant la plage du Préfet que nous resterons littéralement scotchés au paysage. Nous l'abordons au moment précis ou le ciel s'éclaircit enfin, l'eau est magnifique (pour changer), ses nuances tranchent net avec le sable blanc, les rochers noirs et la végétation dense du littoral. Dommage, le site n'est équipé que de bouées jaunes (pour bateaux de moins de 5 tonnes), toutes très proches du platier, ne permettant pas de s'y arrêter en sécurité pour la nuit. Nous aurions bien fait une halte de quelques heures pour plonger mais devons renoncer car l'horloge tourne et nos nouveaux plans ne nous permettent pas ce genre de distraction.

Le passage de la pointe nord nous donne l'impression d'évoluer dans un bain à remous géant. Ce n'est pas violent, juste déroutant d'essayer d'imaginer les courants marins à l'oeuvre pour donner ce résultat.

La baie d'Handrema dépassée, nous évoluons maintenant au près serré, gagnant difficilement les miles entre courants et vent mollissant. Les récifs encadrant le chenal navigable nous imposent un rythme soutenu de virements de bord. Lorsque le vent tombe complètement en deuxième moitié d'après-midi, on est presque soulagés : on peut enfin remettre le moteur sans scrupules.


Nous retrouvons notre point de départ au soleil couchant, comme prévu, les batteries pleines et les voiles proprement ferlées. A la seconde où les aussières retiennent le voilier et qu'on coupe le moteur, on peut le dire :” On a fait le tour de Mayotte !”

Alors oui, ce n'est pas bien long ; oui, ce n'est pas très engagé comme navigation ; oui, on a longé sans vraiment la découvrir une bonne partie de la côte. Mais pour nous c'est la première fois. La première fois que l'on fait le tour de quelque chose. Ce n'est pas le tour du monde, ni d'un continent ou d'un océan, mais c'est notre toute première circumnavigation. Elle est à nous et on l'a beaucoup aimée.