Les voiles sont hissées hautes, nous sortons du chenal entre Zanzibar et Tumbatu, prenons notre cap et coupons le moteur. Instantanément, miracle ! Après 8 jours de léthargie, Tao revient à la vie. Comme s'il attendait qu'on quitte Zanzibar. Taoumé, calé sur un bouchain, toutes voiles dehors est magnifique. Il glisse sur la mer calme avec assurance, sans forcer, établissant des pointes à 7 nœuds au travers.

À notre droite, Tumbatu défile lentement, est dépassée et nous laisse apercevoir le Ras Nungwi. À notre gauche, le soleil descent sur l'horizon, laissant présager un crépuscule magnifique. Tout autour de nous, les navires de pêche se déploient vers le large. Ils nous laissent facilement la priorité, d'autant plus que sous voiles seules nous sommes plus rapides que beaucoup de leurs embarcations motorisées.

À 4 miles de la côte, il y en a un qui reste obstinément devant l'étrave. Il le fait exprès ou quoi? On s'approche, on passe près de son arrière et on s'aperçoit qu'il est à l'ancre ! Les 2 équipages se saluent joyeusement, tout le monde sourit et se comprend, prend plaisir du spectacle qu'offre le navire de l'autre.


La nuit tombe et avec elle se profile LE risque de cette navigation: le risque de collision. Les bateaux de pêche ne sont pas équipés D'AIS et nous n'avons pas de radar. J'ai fais le pari de passer à l'ancienne: veille vigilante et lampe frontale qui éclaire les voiles si l'on doit se signaler. Depuis les Seychelles, les copains sont unanimes: "il ne faut pas naviguer de nuit en Tanzanie". Mais la météo, elle, me dit le contraire.

Il fait donc déjà nuit lorsque nous dépassons pour de bon la pointe nord de Zanzibar. Une petite houle s'installe: moins d'un mètre, régulière, poussant le bateau au nord ouest. Très agréable au demeurant. Il n'en faut cependant pas plus à Elodie pour se sentir nauséeuse malgré les médocs. Elle nous avait prévenus qu'elle était sensible. Après s'être vue assenée 2 ou 3 conseils pour vivre au mieux son état, elle reste prendre l'air dans le cockpit et avale difficilement une banane. Je lui suis gré de ne pas avoir repeint le pont de Taoumé.

Pendant ce temps, Tao vit tranquillement sa vie, il est dans son élément et nous aussi. Allez bonhomme, on se brosse les dents et au lit !


Les pêcheurs sont plutôt bien éclairés et attentifs aux autres bateaux, ils m'en voient agréablement surpris. Ça ne m'empêchera pas de croiser un dhow à l'arrêt d'un peu trop près. Mauvaise évaluation des distances et du déplacement, il va falloir corriger mes perceptions. Heureusement, il ne traînait pas de filet. Galaxy, parti 3 jours avant nous, n'a pas eu cette chance et n'a pu se dépêtrer de ces lourdes mailles qu'au prix d'un panneau arraché et de quelques cotes fêlées.

A 21h, le plan d'eau semble dégagé sur l'avant, les pêcheurs locaux sont restés au sud et à l'ouest de notre position. Je laisse les 2 premières heures de veille aux filles et vais m'allonger dans le carré. Une heure passe, murmures dans le cockpit:


" Tu veux pas réveiller Julien ?

- Non, laissons-le dormir, attendons de voir... Mais qu'est-ce qu'il fait ?

-Tu es sûre qu'il ne faut pas réveiller Julien ?

-On a encore de la marge, laissons-le se reposer.

- Le bateau se rapproche vite quand même, non ? "


Ça suffit, je me lève, je passe la tête au dessus de la descente et vois un cata qui fait route de collision à moins d'un mile. Mon second n'a pas fait la moindre erreur: nous sommes visibles, prioritaires, elle a même légèrement dévié sa route par courtoisie dans les règles du code maritime. Sauf que j'ai une idée claire de la trajectoire du cata et qu'elle ne démontre pas de réaction de sa part.

Contrairement au chef de bord du charter, je suis maître de mon bateau, je ne suis pas bourré et je ne me contente pas d'une voile éclairée ou d'une prière pour éviter une collision. J'aurai pu être compréhensif si l'évitement l'avait obligé à manœuvrer mais prendre 10°de cap à l'abattée quand on navigue bon plein par mer calme; faut pas déconner! Je fais donc le strict minimum pour ne pas le toucher, passant juste assez près pour le faire stresser et l'identifier puis poursuis ma route vers le nord sans le moindre signe à son attention.


Le reste de la nuit est magique. Taoumé est aussi confortable qu'au mouillage. Les heures de veille se font sous un ciel limpide, certaines étoiles se reflètent sur l'eau.

Toute une bande de dauphins vient me tirer de ma solitude vers 3h du mat', ils resteront 2h à jouer autour du bateau. Je prends la barre. J'adore barrer au milieu des dauphins.

Panne de vent à 4h, j'affale tout. Le courant seul nous pousse à 1,2 nœuds droit sur Tanga. J'attends donc 5h, que Lulu se lève, pour démarrer le moteur. Il nous reste 15 miles à parcourir. Peu après 8h,le bateau est ancré face au yacht club de Tanga. Elodie et Tao sont réveillés depuis peu, Lulu et moi allons nous reposer.


Ça ne paraît peut-être rien, mais pour nous, l'instant est mémorable, exceptionnel: pour la première fois dans nos vies de bébés marins, nous atterrissons sur un continent ! La satisfaction se mêle à la joie d'offrir cette escale à notre bateau qui n'a pas vécu ça depuis près de 40 ans.


Je passe sur les habituelles formalités à l'arrivée. Juste un mot pour dire que tous les gens qu'on croise pour l'occasion sont super sympas, détendus et accueillants. Idem pour le cadre. Le yacht club est très bien situé, le mouillage très bien abrité, la baie est superbe, les couchers de soleil et les montagnes au loin magnifiques.

À peine arrivés, on sait qu'on va se poser là un bon moment.

Mais quand même, ces montagnes au loin...

La ville de Tanga se situe à 2km et le yacht club met à la disposition de ses membres des vélos gratuitement. L'occasion pour Elodie et moi d'aller faire un peu d'exercice et de repérage pendant que Tao reprend l'école.

La circulation n'est pas trop dense. Mis à part les excités de la gare routière, les habitants semblent courtois, personne ne nous saute dessus pour un oui ou pour un non. Les prix ne doublent pas sous prétexte que le client est blanc... En elle même, la cité est propre, parsemée de jardins très bien entretenus, les rues sont mieux indiquées qu'à la Réunion, ce qui nous facilite grandement la vie. J'adore cet endroit.

Mais quand même, ces montagnes au loin...


48h après notre arrivée, on prépare les sacs à dos, on ferme le bateau et on saute tous les 4 dans un taxi direction la gare routière de Kange. De là, 4h de bus nous attendent pour rejoindre Lushoto au cœur des montagnes Usambaras Occidentales.

Les restos y sont accessibles, on a même réussi à manger un midi pour 2€ à 4 (c'est le coca que je me suis autorisé qui a plombé la note). Repas végétarien simple, consistant, bien préparé. La guest house où nous posons nos sacs n'a rien d'exceptionnel et malgré les dysfonctionnements on doit admettre que les draps sont propres et qu' elle est bien située.

Je ne qualifierai pas Lushoto de ville coquette mais elle a un charme indéniable. Ses monuments sont parfaitement entretenus (d'ailleurs l'un d'eux est en cours de restauration), on y trouve facilement un endroit pour boire un verre. Le marché est génial. Il est super bien achalandé, on y trouve tout ce qu'on veut, de la tomate aux batteries à recharge solaire. Et surtout, personne ne nous saute dessus toutes les deux secondes pour nous vendre je ne sais quelle connerie. La place est animée, les contacts sont faciles, même quand l'anglais des uns et des autres est un peu bancal, les sourires sincères sont au rendez-vous. Tout le contraire de Zanzibar en fait.

Si je continue comme ça, on va penser que j'ai découvert le pays des Bisounours. Bien sûr que non. Lushoto et les Usambaras ont aussi leur lot de mendiants à troubles psychiatriques, de mecs glauques et malsains, de racistes, d'escrocs... Bref, comme toutes les régions du monde, ni plus ni moins. Et ils n'ont clairement pas réussi à entacher les souvenirs que l'on gardera de cette petite semaine à la montagne.


Pour Lulu, Tao et moi, cette escapade est vraiment synonyme de vacances. Ça nous sort de notre quotidien. Lulu dira: " ça fait des années que ça ne m'était pas arrivé. Je me suis complètement déconnectée des trucs à faire sur le bateau. Je me suis vidée la tête, je vivais dans le présent". Oui, cette petite coupure nous a fait un bien fou. Elodie aussi a l'air d'apprécier le voyage.

Nous rencontrons Samuel, un guide de l'association Toyeda qui nous propose une excursion de 3 jours et 2 nuits dans la région pour un peu moins de 30€ par jour et par personne, all inclusive, gratuit pour Tao.

Vendredi matin, nos chaussures au pied, nous remontons donc la vallée de Lushoto vers la crête des collines et des versants plus ruraux. Après 4h de marche nous arrivons au bord d'une route. Tao est à bout. 4h pour une première journée, c'est déjà bien. On se garde la réserve forestière de Magamba pour le retour et on prend un bus en direction de Lukozi pour la pause déjeuner: pic-nique à base de beignets d'œufs, de chapatis et de guacamole fait sur place. Avais-je oublié de mentionner que la région est une grande productrice d'avocats ? Ils en mettent même dans les jus de fruits ! Un deuxième bus nous amène à Rangwi. À 30mn de marche de l'arrêt se trouve un couvent où nous feront halte pour la nuit.

Les bonnes sœurs se sont installées en fond de vallée, cultivent la terre, ont créé une école, un dispensaire, elles possèdent leur propre église bien sûr et ont bâti une maisonette pour accueillir les voyageurs. Le goûter nous attend au réfectoire à notre arrivée. Le soir, le dîner est copieux et varié, et comme elles vendent de la bière à qui le souhaite, Elodie et moi clôturons cette première journée de trek par une Kilimanjaro bien fraîche. Parce que oui, il fait bien frais à 1600m d'altitude, même à côté de l'équateur !

Ici, pour l'électricité, c'est du solaire en 12V et un convertisseur. Un peu comme sur le bateau en plus rudimentaire. Pour l'eau chaude,c'est les fourneaux. Le chauffage ? De bonnes couvertures. Les sœurs sont toutes charmantes, discrètes, souriantes. Une atmosphère de paix règne ici. Les enfants, sortis de l'école, viennent nous rendre visite, testent leur anglais avec nous, partagent de petites pêches locales avec Tao. Ils n'ont d'yeux que pour lui et tous finissent par jouer ensemble de bon cœur. Au coucher du soleil, ils s'éparpillent aux 4 coins des collines alentour pour rentrer chez eux.

Le lendemain, après une bonne quantité de tartines à la confiture de prunes faite maison, nous poursuivons en direction de Mtae. Ce jour-là, Tao, 4 ans, tient 6 heures de marche.


Ces 2 premiers jours, nous avons évolué dans un décor similaire. Vallons assez larges, vallées plutôt étroites et souvent cultivées. Nous traversons une succession de petits villages desservis par des routes en terre poussiéreuses, entourés très souvent de cultures en terrasse. Très peu de forêt sauvage, beaucoup de plantations de pins. Il faut dire que la région s'est retrouvée envahie par les eucalyptus introduits par les allemands à l'époque coloniale. Comme l'abattage n'empêchait pas les jeunes pousses de pululer et qu'à l'époque déjà la forêt primaire n'était plus qu'un lointain souvenir, l'état a autorisé les brûlis afin de remplacer les eucalyptus par des pins. Parce que le gros problème avec les eucalyptus c'est qu'ils consommaient toutes les ressources en eau de la région. C'est en tout cas ce que Samuel m'a expliqué.

Nous avons également longé les pépinières du centre de recherche de la forêt qui étudie et produit toutes sortes de plants pour toute la région. Ils produisent des espèces destinées à la production et à l'exploitation de bois mais aussi dans le cadre d'un programme de réintroduction d'espèces autochtones.

Plus loin, nous avons rendu visite à une communauté de femmes qui excellent dans l'art de la poterie.


L'arrivée au cottage où nous devions passer la nuit nous a bluffé. Il se situe au bout d'une crête à l'extrémité nord-ouest du massif. Le gérant nous montre une première chambre qui nous semble très bien, avec une vue splendide. Il insiste cependant pour nous en montrer une autre ; on vote sans discuter pour la deuxième.

La façade nord, légèrement arrondie, est percée d'une grande baie vitrée offrant une vue panoramique dégagée jusqu'au Kili (à 200 km) à l'ouest et au delà de la frontière kenyanne au nord. Une grande plaine africaine et sa savane s'étalent à perte de vue à 1500m sous les pieds de nos lits, parsemées de montagnes éparses. On distingue un lac partiellement caché par l'une d'elles.

Très loin, une masse nuageuse nous cache le légendaire Kilimanjaro. J'aurai adoré le revoir mais apparemment les conditions n'étaient pas suffisamment exceptionnelles.

Si vous vous lassez de la vue depuis votre lit, l'établissement dispose d'une petite paillote au bord de la falaise agréablement et naturellement ventilée, exposée ouest-sud-ouest. Émotions fortes garanties au coucher de soleil. D'ailleurs j'en ai les larmes aux yeux. Si au moins je m'étais préparé. Mais Samuel nous avait bien gardé la surprise, évoquant juste de jolis points de vue dans le coin.

Lulu est perdue. Elle ne sait pas trop si elle doit photographier, s'extasier, contempler, s'asseoir, courir... Elodie compare ça aux plus beaux points de vue sur le Grand Canyon qu'elle a visité lors de son tour du monde. Tao cueille des fleurs pour ses parents dans les parterres du cottage... Un moment perdu dans sa contemplation, il nous confiera ses impressions: " C'est quand même beau la planète !". Bien résumé moussaillon !


Pour notre dernier jour de trek, lever un peu avant 5h. On prend un bus qui nous avance sur le chemin du retour jusqu'à l'entrée de la réserve forestière naturelle de Magamba. On y trouve tout de même quelques zones exploitées, d'autres recouvertes d'eucalyptus, mais pour le reste, on peut pénétrer pour de bon dans une forêt équatoriale humide d'altitude.

Ce n'est pas en 3 jours et avec une connaissance moins que parcellaire de l'histoire de la région que je pourrai me permettre un regard critique sur la gestion de cette forêt. Cependant, m'étant brièvement documenté après notre retour sur la gestion des forêts en occident et notamment dans certaines régions de France, je dirai que la Tanzanie n'a pas l'air coupable de mauvaise volonté dans les Usambaras, bien au contraire. Reste que comme en toutes choses, l'équilibre n'est pas facile à trouver.


Lors de ce dernier jour de marché, près de 8h en tout, Tao nous a littéralement impressionné. Mon petit héros blond ! Il a gravi ce jour-là son premier sommet: le Pic Kigulu Hakwewa, 1840m. "La maison tout en haut", sorte d'observatoire d'oiseaux ouvert sur 360°,lui a fait grande impression.

On a facilement cumulé 800m de dénivelé positif sur la journée. Le mousse a eu quelques coups de mou, il y a bien eu 1ou2 crises à gérer, des moments de désespoir et de grande fatigue mais il a marché sur ses 2 jambes jusqu'au bout. Il l'a bien gagné son sommet ! Et il a même eu le droit d'aller embêter des chauves-souris dans leur grotte en chemin.

Comme elles étaient beaucoup plus petites que les roussette rencontrées aux Seychelles, elles pouvaient lui tourner autour sans qu'il en soit effrayé. Et puis, papa était là, rigolait et disait que ça ne craignait rien. "Le Monsieur" (Samuel) avait l'air de cet avis. En tout cas, on a eu encore une fois la preuve qu'elles dorment bien la tête en bas.


Nous rejoignons Tanga le lendemain dans un bus pas trop bondé et Elodie quitta l'équipage le surlendemain pour rejoindre Dar Es Salaam. Il lui restait 8 jours avant son retour en France et bien que l'on soit tristes de la voir partir, on espère qu'elle profite le plus intensément possible de la fin de son voyage.


Il est bien évident qu' on n'a pas le même rythme sur un voyage de 3 semaines et un voyage de 3 mois. Il aurait été dommage qu'elle végète avec nous à Tanga alors que la Tanzanie offre tellement de richesses à découvrir.

En tout cas, merci mille fois pour ta visite et ces moments partagés que l'on gardera précieusement en nous. Un grand merci aussi pour tout le temps que tu as passé avec Tao qui t'adore et t'embrasse.

Malheureusement, tu auras à peine croisé 2 ou 3 membres de la famille de singes avec qui on a fait connaissance le jour de ton départ. Dommage, ils méritent d'être connus.