Avant de hisser les voiles, je nous positionne dans la baie de manière à en sortir sans avoir à tirer des bords. Il y a 13 nœuds de vent et un peu plus d'une heure après avoir levé l'ancre nous éteignons le moteur. Toutes voiles dehors, le bateau tourne à 5,5 nœuds, bon plein, bonne gite. Gite? Et Mer...credi! Les passe-coques tribord ! On a oublié de les fermer. En descendant dans la salle de bain, je trouve le meuble du lavabo à moitié inondé par l'eau de mer qui afflue via la conduite d'évacuation.

Je ferme la vanne, Lulu me rejoint pour écoper. En 10 minutes on a rentré 10 litres d'eau. Pas inutile cette petite inspection générale après le réglage des voiles.

Et puis, le rythme de la mer prend le pas. Nous longeons la côte tout en nous en écartant lentement. Le cap choisi nous fait toujours avancer au près bon plein, allure de prédilection pour Taoumé.

À la tombée de la nuit, nous dépassons la latitude de Mtwara, puis celle de la frontière avec le Mozambique. Nous ne craignons pas spécialement les pêcheurs locaux et leurs filets à cette distance de la côte mais de plus gros navires pourraient croiser notre route. Les feux à terre sont bien visibles mais pas forcément faciles à différencier de feux de navigation.

Du coup je m'amuse bien durant ce premier quart: je barre un peu, je relève toutes les lumières (surtout les rouges) et les reporte sur la carte à la recherche d'une correspondance. Toutes signalent un danger sur la côte, un alignement ou l'entrée d'une passe. Pas un bateau visible entre nous et la terre ferme.

Loin à l'est, l' AIS signale quelques cargos, tous sur le même rail qu'on coupera plus tard dans la matinée du lendemain. Mais pas d'inquiétude, la circulation n'est pas trop dense. Lulu prend ma relève à une heure du matin et je m'endors dans la foulée.


Que c'est bon de s'endormir aussi facilement. Lulu n'a pas eu besoin de moi, j'ai roupillé comme un bébé. Je stresse cent fois moins que lors de nos précédentes traversées. Mieux, j'éprouve un énorme plaisir à croiser au large. La mer est belle, nous sommes à présent au portant et même si l'on n'avance pas bien vite, on fait route, tout confort.

Nous passons le rail des cargos sans en voir un seul de près ou de loin. Nous avons un peu moins de 400 miles à parcourir soit moitié moins que lors de nos précédentes navigations hauturières et mon principal souci se situe dans le calcul de notre trajectoire pour ne pas avoir à tirer de bords vent arrière à l'approche de Grande Comores 24h plus tard.

La vraie difficulté de cette traversée, c'est la gestion de Tao. Il est insupportable. Pas au point de le passer par dessus bord... Quoique. Il enchaine les caprices, les crises, les hurlements, les bêtises en tout genre. Bref, il est épuisant. Il monopolise en permanence l'attention d'au moins l' un d'entre nous. Heureusement, on parvient à trouver les clés pour le canaliser et de jour en jour son comportement s'améliore.


2ème jour de navigation, tout va bien. Au petit matin, Tao regarde la mer et notre sillage depuis le hublot de la jupe arrière. "Papa, maman, il y a une branche derrière le bateau !" Je regarde depuis le pont. Effectivement, de longues tiges de bambou se sont prises dans le safran ou dans la poignée à la poupe. Rien de grave, je signale juste l'événement de manière anecdotique. J'ai vite fais de retirer tout ça à l'aide de la gaffe.

Entre la Tanzanie et les Comores, nous doublons presque uniquement des "déchets" végétaux (branches, amas de feuilles, noix de coco). À proximité des Comores, ce sera majoritairement des bouteilles en plastique et des savates. À l'approche de Mayotte, beaucoup de plastiques en tout genre, notamment des résidus de sacs pris entre 2 eaux. C'est triste.


Quelques heures plus tard, j'entends un gros "boom" contre la coque. On a dû heurter quelque chose, sans doute un bout de bois. Et puis le vent apparent augmente d'un coup, le bateau prend de la gite, les voiles fasseyent... Taoumé se met face au vent. Qu'est-ce que c'est que ce délire ? Je prends la barre, remet le bateau sur son cap, réenclenche le pilote... et rebelote.

"Lulu, tu peux monter s'il te plaît ? On a un problème. " Alors qu'elle me rejoint, abandonnant Tao avec qui elle jouait dans la cabine arrière, je fais un rapide tour d'horizon des avaries potentielles. Pas de problème au niveau de la barre, ni du safran, sinon je ne pourrais pas nous diriger manuellement. Je trouve même au contraire que la barre réagit super bien, ne force pas malgré l'allure pourtant exigeante pour le gouvernail.

Voyons voir le pilote. L'écran de contrôle ne signale pas le moindre problème. Pourtant l'indicateur d'angle de barre ne bouge pas alors qu'il le devrait pour corriger le cap. J'essaie 2 fois de réenclencher le pilote mais rien à faire, il n'actionne pas la barre.

"Tu prends la barre Lulu ? Cap au 120, je vais voir le vérin". Non sans appréhension, je me dirige vers la cabine arrière où m'attend mon assistant Tao. Pourvu que ce ne soit rien de grave, pourvu que Paulin (le vérin) n'ait pas rendu l'âme. Ce serait étonnant, aucun signe avant coureur ne le laissait présager.

Première chose à faire, accéder au secteur de barre et à la tête du vérin. Régulièrement, un peu de jeu se crée au niveau de l'axe qui relie ces 2 éléments. D'ailleurs pas plus tard qu'hier, je l'avais contrôlé. C'est bien ça. Le vérin s'est désolidarisé du secteur. Sa tête repose au fond du bateau, ce qui explique le choc ressenti plus tôt. L'écrou qui maintenait l'axe au secteur est quand à lui toujours gentiment posé à sa place. Efficace ces écrous nylstop...

Refixer le vérin est d'autant plus facile que la mer est calme et que le bateau est admirablement bien équilibré sous voiles. Lulu n' a donc que très peu de mouvements à faire à la barre. Pour preuve: Taoumé a mis plusieurs minutes à partir au lof malgré l'absence de barreur. Je suis tout fier de mon réglage de voiles.

Ce fût le 2nd incident notable de la traversée et le dernier. Nous aurons passé 10 minutes dépités à l'idée de devoir barrer non stop sur les 200 miles qu'il nous restait à parcourir mais le problème en lui même a été résolu en moins de 5.


Après 48h de navigation, nous avions effectué la moitié du trajet. Nous étions à présent plus proches de Grande Comores que du continent, il était temps de partir pour de bon vers le sud-est. Le courant ne devait pas tarder à nous y aider. Mais le vent ce midi est complètement arrière, impossible dans ces conditions de barrer à 135°. Nous ferons donc plus d'est dans la journée et profiterons d'un vent plus favorable de nuit pour mettre du Sud dans notre cap.

C'est cependant insuffisant. On fait trop d'est et pas assez de sud. Le lendemain, je dispose de 3 options: empanner, continuer (presque) plein est ou utiliser le joker. En empannant, on se rallongerait la route notablement. En continuant comme si de rien n'était on s'engageait dans une navigation risquée à proximité du récif Vailheu. J'opte pour la 3ème option: le soutien moteur. Il permet d'affiner le cap et de remettre les batteries à pleine charge. Nous n'aurons plus à barrer, sauf par pur plaisir.


La météo nous annonçait encore 24h de vents exploitables mais dès mercredi soir il faiblit considérablement et sous le vent des Comores, c'est carrément pétole. On va devoir puiser dans les réserves de gasoil pour arriver. Attendre du vent que rien n'annonce n'aurait aucun sens, surtout dans une masse d'air qui s'annonce de plus en plus humide et instable. L'ambiance est très "pot au noir" dans le coin... Depuis la veille au soir, ma vigilance se porte essentiellement sur le ciel. Assez miraculeusement, les averses parfois orageuses passeront toutes soit devant, soit derrière nous.


Outre les grains, le trafic maritime ne nous rassure pas trop non plus. Nous croisons régulièrement des barques équipées de moteurs 15 CV transportant une ou deux personnes. Certaines ont été observées à 40 miles des côtes ce qui nous semble énorme pour ce type d'embarquation,d'autant plus qu'elles prennent des directions où il n'y a a priori rien à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde... Plus inquiétant, l'une d'elles relève clairement notre cap.

Dans le doute, les feux de nav' restent donc éteints, je me trouve déjà trop visible par ces nuits de pleine lune, toutes voiles dehors. On ne les allume que pour se signaler aux navires repérés à l' AIS qui eux aussi d'ailleurs naviguent tous feux éteints. Une attaque pirate potentielle m'effraie.

Au final, les quelques barques croisées (hormis celle qui relève notre cap) nous ignorent superbement pour la plupart. D'autres nous saluent joyeusement en passant à toute vitesse.

Lors de notre dernière nuit, ma stratégie de signalement change du tout au tout: feux de navigation et cabine allumés. Je me dis que les passeurs de clandestins entre Anjouan et Mayotte auront envie de passer inaperçu et prendront bien soin de m'éviter s'ils me voient dans les parages. Nous n'en verrons aucun. De toute façon, il ne serait pas judicieux pour eux de prendre la mer par une nuit de pleine lune...


Dans les couloirs entre les îles (Grande Comores, Mohélie et Anjouan) nous pouvons faire de la voile à bon rythme et du cap. Sous le vent de ces dernières, nous mettons le moteur.

Reste maintenant à bien calculer notre atterrissage. Depuis mardi, j'estime notre heure d'arrivée dans la passe Mtsamboro à 3h du matin vendredi. Jeudi midi, ça se confirme. Or, entrer dans un lagon inconnu par une passe inconnue au beau milieu de la nuit ne me sied guère. Sous le vent d'Anjouan, je décide de temporiser. Nous nous laissons donc dériver à la cape pendant près de 5h dans un courant de 1 noeud nous poussant très lentement vers Mayotte. Puis, à 22h, je relance le moteur. Le vent nous a abandonné pour de bon et c'est toutes voiles ferlées que nous nous présenterons devant la passe à 7h du matin, vendredi 18 mars 2022.